La rencontre entre Élisabeth Borne et les représentants syndicaux, la première depuis la présentation de la réforme des retraites le 10 janvier, a tourné court ce mercredi 5 avril. À la veille de la onzième journée de mobilisation contre le projet gouvernemental de relèvement de l’âge de départ de 62 à 64 ans, la Première ministre espérait un « apaisement ». La réunion aura été « inutile » selon Sophie Binet, nouvelle secrétaire générale de la CGT. « Nous lui avons redit combien sa réforme était injuste et brutale », ajoute pour sa part Cyril Chabanier, président de la CFTC, qui prendra part aux défilés demain en attendant que l’intersyndicale soit reçue par Emmanuel Macron une fois rendue la décision du Conseil Constitutionnel.
Au cours des dernières journées de manifestations, les syndicats ont pu se réjouir de la présence de plus en plus massive dans les cortèges de lycéens, étudiants et jeunes actifs. La retraite paraît pour eux bien lointaine, même hypothétique, craignent certains.
Semble en tout cas se dessiner pour eux un système de moins en moins généreux par rapport à celui appliqué aux retraités actuels. Comment en est-on arrivé là ? Il ne s’agit pas ici de débattre de l’opportunité actuelle d’une réforme et de sa dimension ou non impérative. De nos recherches émane un questionnement en particulier : pourquoi le régime n’est-il pas aujourd’hui doté de réserves importantes ?
Dans un système par répartition, les pensions des retraités actuels sont financées avec les cotisations payées par les travailleurs actuels. Le mécanisme, également appelé « pay as you go », s’avère ainsi, par construction, vulnérable aux chocs démographiques, qu’il s’agisse d’une baisse de la natalité ou de l’allongement de l’espérance de vie. Cela a justifié des réformes dans plusieurs pays d’Europe ces dernières années.
Il ne faudrait cependant pas confondre équilibre à chaque date et soutenabilité. Cette dernière est le critère essentiel. Le dispositif est dit soutenable si les ressources disponibles (les réserves et les cotisations actuelles et futures) sont suffisantes pour faire face aux engagements pris vis-à-vis des retraités actuels et futurs. Un système de retraite ne doit ainsi pas nécessairement présenter un équilibre financier chaque année. Il pourrait présenter des déficits dans les années ou décennies futures, à condition que le niveau actuel des réserves soit suffisant à satisfaire la condition de soutenabilité, c’est-à-dire, que le taux de croissance de l’endettement soit inférieur au taux d’intérêt.
Or, cette variable d’ajustement que sont les réserves semble bien avoir été oubliée par les politiques publiques.
Considérer les bons indicateurs
Le débat public se focalise généralement sur le taux de remplacement, c’est-à-dire le ratio entre la première retraite et le dernier salaire pour un individu. Ce n’est cependant pas la variable qui renseigne quant à la soutenabilité ou à l’équité d’un système. Il s’agit du taux de rendement implicite des cotisations (TRI).
Le TRI est le taux de rendement qui permet d’égaliser la valeur des cotisations versées avec les retraites perçues, en tenant compte de la probabilité de survie. Pour être équitable, le système de retraite devrait garantir le même TRI à tous les individus. Considérons deux individus qui ont exercé la même profession, cotisé exactement les mêmes montants pendant 40 ans, mais l’un entre 22 ans et 62 ans et l’autre de 25 ans à 65 ans. Ils devraient ainsi percevoir une retraite différente du fait que l’un restera moins longtemps à la retraite. Leur taux de remplacement ne serait ainsi pas le même, mais leur TRI identique.
En voulant équilibrer le système à chaque période, les décideurs politiques ont en fait permis à des générations de bénéficier d’un TRI très élevé, quand celles et ceux qui partiront dans les décennies à venir obtiendront des TRI très faibles. Cela semble problématique du point de vue de l’équité entre les générations.
Concilier équité et soutenabilité n’est pourtant pas impossible. Telle est la leçon que nous tirons d’un modèle théorique que nous avons construit à partir d’hypothèses macroéconomiques standards (pour les initiés, il s’agit d’un modèle à générations imbriquées avec une fonction de production Cobb-Douglas, où les retraites sont calculées avec des règles actuarielles). Une règle en découle : si le TRI de chaque individu était fixé au niveau du taux de croissance de la masse salariale, alors le système de retraite serait soutenable et donc capable de faire face aux différents chocs démographiques, tout en permettant de garantir une équité entre les générations.
Avec cette règle, le système de retraite aurait pu accumuler des réserves importantes pendant le baby-boom, utilisables pour financer les déficits générés pendant la période de vieillissement démographique.
Pas besoin d’être devin
Certes, on pourrait objecter que pour calibrer le tout, il faudrait pouvoir anticiper les évolutions démographiques futures, ce qui paraît bien délicat. Une prédiction parfaite est même irréalisable.
A cette objection, on peut répondre d’abord en considérant que le problème du vieillissement démographique était connu depuis longtemps : à la page 60 (49 dans la version anglaise) du rapport de la World Population Conference organisée par les Nations unies à Bucarest en août 1974, on peut ainsi lire :
Les erreurs de prédiction restaient néanmoins importantes, peut-on rétorquer. Par exemple, en Angleterre et au Pays de Galles, on estimait en 1980 une augmentation de l’espérance de vie à la naissance de 2,4 ans pour chaque sexe à l’horizon 2012. Elle a, dans les faits, été de 6,1 ans pour les femmes et 8,4 ans pour les hommes.
Nos simulations numériques montrent que pour garantir la soutenabilité du système, prédire partiellement les évolutions démographiques suffit : anticiper seulement 20 % de l’augmentation future de l’espérance de vie aurait permis de générer des réserves suffisantes pendant le baby-boom.
Payer des erreurs passées ?
Le cadre que nous avons déployé n’est sans doute pas parfait et demande des développements futurs. Il n’intègre par exemple pas une variable démographique importante que constituent les flux migratoires. Il suggère néanmoins que quelque chose a été manqué par le passé : les pays dotés de systèmes par répartition ne semblent ainsi pas avoir accumulé de réserves suffisantes pour faire face au problème du vieillissement démographique.
D’après l’OCDE, en 2008, seuls le Japon, la Corée et la Suède possédaient des réserves excédant 20 % du PIB. Ailleurs, le montant élevé des cotisations a été utilisé pour payer les pensions avec un taux de rendement des cotisations élevé.
Peut-être les économistes avaient-ils eux aussi sous-estimé le rôle des réserves. La littérature semble davantage les considérer comme une option, au mieux comme une politique utile.
Ainsi est-il, légitime de se demander s’il est juste que les générations futures, non représentées dans les prises de décision antérieures, aient à payer pour les erreurs économiques des politiques passées.
Auteur
Riccardo Magnani, Maître de Conférences en économie, Université Sorbonne Paris Nord
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.