Bonnes feuilles : Transformation digitale et politiques publiques

Dans nos sociétés contemporaines, l’ampleur de la digitalisation n’est plus à démontrer. Alors que les entreprises ont intégré les enjeux du numérique depuis plus de vingt ans, le secteur public s’y trouve aujourd’hui confronté de plein fouet.

Comment cette nouvelle donne « numérique », portée principalement par les plates-formes et le big data, entre-t-elle en résonnance avec les nouvelles politiques publiques ? Et comment le numérique contribue-t-il à redessiner les rapports entre gouvernants et gouvernés ? L’ouvrage collectif coordonné par Valérie Revest et Isabelle Liotard, Transformation digitale et politiques publiques : les enjeux actuels (Éditions ISTE), étudie la manière dont l’utilisation des outils digitaux affecte certaines politiques publiques.

Dans cette recherche, dont The Conversation France publie ci-dessous des extraits, deux grandes questions sont soulevées : si les acteurs publics mobilisent de manière croissante ces outils, quels sont concrètement les instruments/mécanismes choisis ? Les catégories d’outils digitaux utilisés influencent-elles les objectifs et la mise en œuvre des politiques publiques ? Ces problématiques sont abordées au travers de trois terrains : les plates-formes et les politiques d’innovation, les modèles de microsimulation et les politiques sociales, et les big data et les politiques de la santé.


Une analyse impérative

Selon un large consensus, les technologies digitales sont en cours de restructurer radicalement des industries entières. La multiplication et la mise à disposition de vastes ensembles de données numériques provenant de sources hétérogènes, couplées à une capacité d’analyse de plus en plus rapide et de moins en moins coûteuse, ouvrent en effet la voie à de nouvelles expertises dans des domaines très variés. Dans le secteur privé, ces technologies sont à l’origine de nouveaux business models et de nouveaux modes d’organisations et d’interactions.

Dans le prolongement de cette tendance, le soutien à la production et à l’exploitation des données numériques est appréhendé par les États comme un des piliers de leur développement économique et social, ainsi qu’en témoignent les investissements massifs réalisés ces dernières années dans des secteurs aussi variés que la santé ou la sécurité intérieure.

Les promoteurs de la révolution numérique voient dans l’émergence d’une « nouvelle » politique de la donnée, une transformation de la conception traditionnelle de l’État et de ses modes d’intervention. Le déploiement de cette « nouvelle forme d’action publique » basée sur la régulation par la donnée susciterait de profondes recompositions dans les modes de gouvernance existants.

C’est ainsi qu’émergent de nouveaux concepts – e-government, open-government ou citizen sourcing. Ces derniers permettent de concrétiser la venue de nouveaux acteurs, l’émergence de nouveaux savoirs et instruments davantage dépolitisés ciblant la conduite individuelle, ainsi que de nouvelles formes d’action collective.

Se déployant dans un contexte marqué par une forte défiance à l’égard du pouvoir politique traditionnel, ces technologies digitales sont présentées par certains acteurs comme un moyen de répondre au déficit démocratique des sociétés contemporaines.

D’un côté la production et l’accès à des données massives de la part des décideurs publics permettraient d’améliorer l’efficacité des politiques publiques, ainsi que la démocratie. Ces technologies leur offriraient ainsi la possibilité de prendre des décisions rapides et de résoudre des problèmes d’une manière beaucoup plus flexible. Elles amélioreraient ainsi l’efficacité de la prise de décision.

D’un autre côté, les effets des outils numériques sur l’action publique seraient plus complexes à analyser et ambivalents. Le cas du recours aux open data (données ouvertes) est particulièrement révélateur de cette complexité. Ces dernières désignent, de manière synthétique, des données auxquelles n’importe qui peut accéder, que tout le monde peut utiliser ou partager.

Parallèlement, on observe également un recours croissant de l’État à des bases de données possédées par des entreprises privées : on pense par exemple à l’utilisation des données de téléphonie mobile pour mesurer la répartition de la population sur le territoire en période de confinement.

Deux thématiques apparaissent comme primordiales. Premièrement, les interactions entre les producteurs de données publiques et privées, en lien avec la notion de propriété, nécessitent une réflexion approfondie. Deuxièmement, les questions de l’accès, du coût, et de l’utilisation des données constituent un enjeu majeur pour les usagers.

Une intégration accrue… mais difficile

Les études de terrain nous ont permis de mettre en lumière deux grands enseignements. Il n’existe pas une réponse unique aux questions posées, et la spécificité des politiques conduites dans des domaines bien particuliers nécessite des outils adaptés, reflétant les objectifs de la politique concernée, ses enjeux et ses obstacles.

Dans le contexte de la politique d’innovation européenne, nous soulignons que deux forces sont à l’œuvre : d’un côté la volonté des autorités européennes de « faire » de la politique d’innovation différemment, au travers de concours et de plates-formes, et de l’autre les limites vis de vis de l’inclusivité des parties prenantes, et donc de la démocratisation du processus. Le défi pour les pouvoirs publics consiste à apprendre à dominer l’outil des plates-formes digitales, ainsi que le souligne Claudine Gay, afin que le design de ces dernières soit en accord avec les objectifs politiques.

Dans le domaine de la santé, Audrey Vézian montre que l’engouement des acteurs publics français pour l’accès aux données de santé génère une tension entre les effets bénéfiques (faciliter l’accès aux données, stimuler la recherche, etc.), et la complexité des mécanismes de gouvernance. Enfin, dans le contexte des politiques sociofiscales Franck Bessis et Paul Cotton étudient les stratégies déployées par les agents de l’administration et les chercheurs pour l’ouverture des données et des codes, dans le cadre des modèles de microsimulation utilisés pour évaluer des réformes. Ils questionnent les enjeux du maintien d’une pluralité et d’un partage des capacités d’évaluation entre administrations et universitaires.

Des réflexions incontournables pour demain

Les politiques publiques font face actuellement à de grands défis sociétaux (« grand challenge » en anglais) de plus en plus complexes, incluant notamment dimension technologique, environnementale et sociale (le réchauffement de la planète, la préservation de la biodiversité ou le vieillissement de la population). Aujourd’hui, un grand nombre de chercheurs converge vers l’argument selon lequel, la nature même des grands défis de société bouscule les approches traditionnelles des politiques publiques.

Des pistes de réflexion sur la nécessité de concevoir de nouvelles formes de politiques publiques de l’innovation sont apparues. Selon cette perspective, une vision tournée vers la co-création et le co-design entre gouvernants et gouvernés fait son chemin par exemple la citizen science (portée par exemple par la NASA). Cette dernière traduit la capacité du citoyen à s’impliquer dans des programmes de recherche tournés vers la science. L’idée générale est que les amateurs (le grand public) peuvent contribuer à la production de connaissances scientifiques (par exemple la remontée de données venant du terrain), avec en filigrane la volonté de renforcer des actions d’éducation et de sensibilisation.

L’autre mouvement à l’œuvre concerne l’impact croissant de l’intelligence artificielle (IA). Si les plates-formes privées ont été les premières à mettre l’IA au cœur de leur stratégie, les acteurs publics commencent à se saisir également des opportunités offertes par cette technologie. L’arrivée de l’IA affecte notamment les frontières entre les domaines d’intervention des acteurs privés et publics. D’une part, son usage par le secteur privé peut conduire ce dernier à considérer d’un œil nouveau des services jusqu’alors délivrés par le secteur public, et à y trouver une forme nouvelle de rentabilité. Si le périmètre du service public est connu pour être évolutif, l’arrivée de cette technologie a accéléré cette tendance.

D’autre part, à l’inverse, de nouvelles activités de service public ou bien le renforcement de certaines autres peuvent en résulter. Les applications en termes de traitement des données de santé, de défense, d’agronomie, de météo, d’éducation, de justice, de transport et de mobilité en sont une illustration. Ainsi, le défi majeur pour les politiques publiques de demain sera de tenter de concilier les avancées technologiques avec les besoins et souhaits exprimés par la société, tout en satisfaisant aux principes d’efficacité.


Auteurs

Isabelle Liotard, Maître de Conférences et chercheure en économie de l’innovation, des plateformes et des réseaux, Université Sorbonne Paris Nord et Valérie Revest, Professeure des universités en sciences économiques, centre de recherche Magellan, iaelyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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