Attendu depuis près d’un an, le projet de loi pour contrôler l’immigration et améliorer l’intégration, objet d’un débat houleux, a provoqué une crise politique majeure pour la présidence d’Emmanuel Macron. Suite à son adoption par la commission mixte paritaire, saisie le lundi 18 décembre, le Rassemblement National a décrété « une victoire idéologique » et le parti Les Républicains a montré que sa formation faisait désormais office de pivot au sein du gouvernement.
Sur le fond, ce projet de loi ne se distingue pas beaucoup des 29 lois déjà adoptées sur le sujet depuis 1980. Mais il propose un tour de vis supplémentaire – en ayant envisagé par exemple la suppression de l’aide médicale d’État et un accès plus compliqué aux allocations familiales – tout en cherchant à combler la pénurie de main d’œuvre dans certains secteurs, avec l’éventuelle régularisation de certains travailleurs sans-papiers.
Cette loi ne va sans doute pas affecter les flux migratoires, et elle va encore moins résoudre « les problèmes » posés par l’immigration, ou apaiser les débats sur le sujet.
Il est donc logique que les débats se soient concentrés sur la forme, c’est-à-dire sur le processus d’adoption de cette loi, et sur les difficultés éprouvées par le gouvernement à obtenir une majorité législative sans recourir à l’article 49.3.
Mais au-delà des péripéties de l’actualité politique, ce laborieux processus invite à s’interroger plus largement sur la manière dont il conviendrait d’adopter une telle loi.
Une omniprésence du ministère de l’Intérieur
Commençons par rappeler l’omniprésence du ministère de l’Intérieur. Ce n’est pas une nouveauté : depuis les années quatre-vingt-dix, les lois sur l’immigration sont communément appelées du nom de ‘leur’ ministre de l’intérieur, depuis les lois Pasqua Debré jusqu’à la loi Collomb en passant par la circulaire Valls ou les lois Sarkozy.
Mais il n’en a pas toujours été ainsi : jusque dans les années 80, c’est le ministère du Travail qui avait la main. Ce dernier était d’ailleurs initialement impliqué dans le projet de loi actuel, mais il a progressivement disparu de la scène. Même remarque pour le ministère de la Santé, malgré l’important volet santé du projet de loi, et pour le ministère de l’Enseignement supérieur, alors que les étudiants étrangers représentent un enjeu crucial pour l’attractivité et la qualité des universités françaises.
Par ailleurs, et comme son intitulé l’indique, le ministère de l’Intérieur ne traite pas du contexte international – malgré le caractère évidemment international des enjeux migratoires.
Rappelons que la France et le Maroc traversent une crise diplomatique depuis 2021, consécutive entre autres à la décision du gouvernement français de réduire l’accès aux visas pour les citoyens marocains.
De même, en septembre 2023, une polémique à propos de la venue en France d’artistes africains a illustré à quel point le rayonnement culturel du pays dépend de la circulation des artistes du Sud, et donc de leur accès aux visas.
Deux ministères aux abonnés absents
Mais on cherche en vain la position des ministères des Affaires étrangères et de la Culture sur le sujet, de même que les débats n’ont fait aucune référence à l’Europe – alors que l’Union européenne est engagée depuis 2020 dans l’adoption du Pacte européen sur la migration et l’asile, un texte qui aura des implications pour tous les États membres, dont la France.
La mise en œuvre d’une politique migratoire requiert pourtant la coopération d’autres États. C’est par exemple le cas des expulsions de migrants en situation irrégulière : la France a le droit de les exclure de son territoire, mais il faut pour cela qu’ils soient réadmis par leur État d’origine. C’est pourquoi, du début des années 2000 jusqu’aux coups d’état de 2020 et 2021, la France négociait avec le Mali un accord de réadmission destiné à faciliter l’expulsion des sans-papiers, lequel s’est toutefois heurté à la réticence du gouvernement malien.
De ce point de vue, c’est tout autant au Parlement malien qu’à l’Assemblée nationale que le gouvernement français doit trouver une majorité. Alors certes, la France est un pays souverain : elle est donc fondée à décider en toute autonomie de sa politique migratoire et c’est aux citoyens français (et à leurs représentants démocratiquement élus) de déterminer la manière dont ils souhaitent accueillir les étrangers.
Mais si cette approche fait consensus, elle pose aussi quelques problèmes. Dans une étude sur les sans-papiers mexicains aux États-Unis, Emily Ryo montre par exemple que ces derniers violent les lois américaines, mais ne perçoivent pas cela comme une faute. À leurs yeux, la politique migratoire des États-Unis est injuste et peu crédible, car elle ferme les yeux sur le rôle essentiel des clandestins sur le marché du travail, tout en occultant la responsabilité des pays du Nord dans la situation économique du Mexique.
Si les pays occidentaux ont a priori le droit de gouverner l’immigration comme bon leur semble, la valeur morale ou politique d’une loi sur l’immigration n’en est pas moins importante, car elle contribue à sa crédibilité – et donc aux chances qu’elle soit respectée par les premiers concernés, c’est-à-dire les migrants eux-mêmes.
Le principe des intérêts affectés
Cela pose la question de la validité démocratique de décisions prises par un État, mais qui s’appliquent aux citoyens d’un autre État. Selon un principe de théorie politique dit « principe des intérêts affectés » (ou all-affected principle), une décision n’est réellement démocratique que si toutes les personnes qui sont affectées par cette décision sont consultées.
En d’autres termes, tout le monde s’accorde sur les vertus de la démocratie, mais encore faut-il s’entendre sur le périmètre du demos, c’est-à-dire sur les personnes reconnues comme des citoyens et autorisées à prendre part aux décisions.
Ce n’est pas qu’une question théorique : certains serpents de mer du débat politique, comme l’abaissement de la majorité à 16 ans ou le droit de vote des étrangers aux élections locales (promis par le Parti socialiste depuis 1981), concernent précisément cette redéfinition du demos.
De façon plus générale, le personnel politique est aussi friand de mécanismes de démocratie dite « participative », dont l’objectif affiché est d’inclure le plus grand nombre dans la prise de décisions (conventions citoyennes, budgets participatifs, consultations en ligne, grands débats, etc.).
Ce souci d’inclusion ne s’applique manifestement pas aux politiques migratoires. Mais si on prend au sérieux le principe des intérêts affectés, alors il faut s’interroger sur le paradoxe qui les caractérise, et qui voit le peuple français prendre seul des décisions qui ne concernent pourtant que les non-Français et qui affectent la vie de millions de personnes dispersées aux quatre coins de la planète.
Le déficit de crédibilité des politiques migratoires
Et même si on conserve le principe de souveraineté sur les flux migratoires, il faut s’interroger sur le déficit de crédibilité des politiques migratoires, et sur l’impact de ce déficit sur des migrants peu enclins à respecter des lois qu’ils jugent édictées par l’Occident, et dans son seul intérêt.
Dans une version maximaliste du principe des intérêts affectés, il conviendrait donc d’organiser une consultation mondiale à propos du projet de loi sur l’immigration.
Cette consultation serait ouverte à toutes les personnes concernées – c’est-à-dire à tous les individus qui ont migré vers la France ou qui envisagent d’y migrer à l’avenir : toutes ces personnes sont, ou seront, affectées par les politiques migratoires françaises, et devraient donc faire partie du demos.
Une telle démarche paraît quelque peu irréaliste : le nombre de participants est potentiellement très important et on voit mal quelle instance pourrait se charger de cette consultation, et avec quelles modalités.
Consulter les gouvernements des pays de départ ?
On peut donc se rabattre sur une seconde option, qui consiste à ne pas consulter les populations, mais leur gouvernement. C’est nettement plus faisable, et c’est ce que font les États lorsqu’ils élaborent des principes communs de politique migratoire. En 2018, ils ont par exemple adopté, sous l’égide des Nations unies, un Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières (dit aussi ‘Pacte de Marrakech’), qui définit les contours de ce que pourrait être une politique migratoire mondiale respectueuse des intérêts et des priorités de chacun (le développement du Sud, les droits fondamentaux des migrants, l’accès à la main d’œuvre étrangère au Nord, la sécurité de tous, etc.).
Cette démarche n’est pas sans intérêt, mais elle souffre de plusieurs faiblesses. Ces accords ne sont pas contraignants et leur formulation est suffisamment vague pour faire l’objet d’interprétations divergentes. Rien ne dit par ailleurs que les États agissent dans l’intérêt de leur propre population : les discussions ont lieu dans des enceintes intergouvernementales assez déconnectées des populations et des mécanismes démocratiques en vigueur dans chaque pays.
Surtout, la sincérité du débat n’est pas garantie, tant les rapports de force entre États sont en défaveur de certains d’entre eux : pour reprendre l’exemple franco-malien, la France a réagi au refus du Mali en coupant certains programmes de développement, et il n’est donc pas simple pour les pays pauvres de dialoguer sur un pied d’égalité avec les pays riches.
Les principes d’un « espace public » ?
Si le débat international est difficile, une troisième option consisterait peut-être à appliquer à la prise de décision nationale les principes d’un « espace public ». Ce concept, généralement associé à Jürgen Habermas, postule que les décisions démocratiques doivent s’insérer dans un débat public fondé sur la critique et la raison, au sein duquel chacun peut défendre sa position et écouter celles des autres.
C’est en ce sens que des appels à une « convention citoyenne sur la migration » ont été lancés, afin de permettre des débats sereins et dépassionnés, sur le temps long, d’une manière qui ne serait pas instrumentalisée par les partis politiques, mais associerait l’ensemble des acteurs concernés (employeurs, société civile, experts, etc.).
Plus fondamentalement, cette exigence de débat et de raison oblige l’État à convaincre le plus largement possible de la pertinence de ses orientations politiques. Son droit de décider souverainement ne le dispense pas de justifier ses choix – et ce d’autant plus qu’en l’absence de conviction, la coercition est la seule manière de faire appliquer ses décisions.
Le contexte actuel, où le gouvernement n’est même pas capable de convaincre une poignée de parlementaires, pourrait donc être mis à profit pour répondre différemment, et mieux, à la question de qui doit adopter une loi sur l’immigration.
Antoine Pécoud, Professeur de sociologie, Université Sorbonne Paris Nord
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.